Saviez-vous que le sol que nous foulons chaque jour est l’un des leviers pour lutter contre le changement climatique ? Étonnant, n’est-ce pas ? En cette journée mondiale des sols, suivons les spécialistes de l’IRD en Afrique de l’Est, en Afrique Australe et dans l’océan Indien qui étudient le potentiel de séquestration de carbone dans les sols de la région.
Les importantes émissions de gaz à effet de serre, notamment de dioxyde de carbone (CO2), dues aux activités humaines entraînent un réchauffement global de la planète. En Afrique Australe, de l’Est et dans l’océan Indien, les effets de ce réchauffement touchent déjà de plein fouet l’environnement et les populations, entraînant par exemple sécheresses et modification des précipitations.
Or, ce carbone atmosphérique pourrait en partie être absorbé et stocké, juste là, dans nos sols, et ainsi réduire le réchauffement climatique. Le carbone est en effet assimilé par les plantes pour leur croissance lors du processus de photosynthèse. Ce carbone organique présent dans toutes les parties de la plante (tiges, feuilles, racines, etc) va se retrouver dans le sol à la mort des plantes, lors de la chute des feuilles ou encore du renouvellement des racines. Une partie de carbone sera décomposé par les microorganismes du sol et relargué dans l’atmosphère, une autre partie va constituer le stock de matière organique du sol, rendant celui-ci plus fertile. La séquestration du carbone peut ainsi jouer un rôle crucial dans la sécurité alimentaire.
L’initiative internationale « 4 pour 1000 », lancée lors de la COP21 en 2015, a permis d’inscrire la séquestration de carbone dans les sols parmi les priorités de la lutte contre les changements climatiques : l’objectif est d’augmenter le stock de carbone dans les 30 à 40 premiers centimètres du sol de 0,4% par an, soit 4 pour 1000, afin de réduire de manière significative la concentration de CO2 dans l'atmosphère liée aux activités humaines.
Avec leurs partenaires de la région, les chercheurs de l’IRD ne ménagent pas leurs efforts pour atteindre cet objectif, en tentant de mieux appréhender les mécanismes biophysiques de sortie du carbone des sols et de son stockage, de développer des techniques pour le mesurer ou encore d’identifier des pratiques agricoles et de gestion qui facilitent l’accroissement de la teneur en carbone des sols. Le tout en tenant compte des besoins des populations locales, à l’échelle de la parcelle, de l’exploitation, du village, jusqu’au territoire.
Découvrons la réalité de leur travail quotidien.
Évaluer et cartographier
Première étape pour encourager la séquestration de carbone dans les sols d’une région : évaluer la situation actuelle. Les scientifiques mènent de nombreuses actions pour déterminer comment les sols d’une zone sont utilisés (parcelles agricoles, forêts, habitations, prairies, etc.) et quelle quantité de carbone ils renferment.
Pour cela, direction le terrain. L’IRD mène le projet DSCATT sur quatre pays : le Kenya, le Zimbabwe, le Sénégal et la France. Au Zimbabwe, ce sont les partenaires du Cirad et de l’Université du Zimbabwe qui quantifient les émissions de CO2 et de N2O et la quantité de carbone dans différents systèmes, par exemple dans des parcelles en agriculture de conservation et dans des parcelles témoins en agriculture conventionnelle. Ils réalisent des carottages des sols où les agriculteurs mettent en place différentes pratiques, à différentes périodes, pour mesurer leur impact sur la quantité de matière organique stockée. Ils installent également des chambres de mesure sur ces parcelles, où les gaz émis par les sols s’accumulent pour être analysés ensuite.
Rémi Cardinael est chercheur au Cirad et coordinateur du projet au Zimbabwe : « Nous avons également accès à des données issues d’essais de longue durée pour tous les pays du projet. Débutés il y a plusieurs années, ces essais montrent l’évolution des stocks de carbone selon le type de sols et les techniques utilisées. Ce sont des informations précieuses. »
Evaluer les stocks de carbone, c’est aussi les cartographier afin de rendre l’information accessible à tous. Alain Albrecht, pédologue de l’IRD basé à la Réunion et spécialiste de la région, est le coordinateur régional du projet 4 pour 1000 outre-mer. L’objectif : dresser un état des lieux de l’usage des sols et des stocks de carbone dans tous les territoires ultramarins et répertorier les pratiques agricoles actuelles et les alternatives possibles pour favoriser la séquestration du carbone dans les sols.
Le projet, débuté il y a quelques semaines, fournira une véritable base de données aux chercheurs, mais aussi aux dirigeants politiques. « Cette initiative suit le projet 2CARMA (Cartographies du carbone du sol à Madagascar), qui a permis de compiler les informations d’utilisation des sols et de stock de carbone de l’île dans une base de données complète et mise à disposition des utilisateurs », explique Alain Albrecht. « Mieux gérer les sols requiert de les connaître parfaitement. »
Quantifier la matière organique des sols requiert aussi des méthodes efficaces, à bas coût. Des chercheurs de l’UMR Eco&Sols ont récemment mis au point une manière de caractériser les sols par spectroscopie infrarouge, obtenant ainsi rapidement leur teneur en carbone.
Optimiser les pratiques agricoles
Une fois l’état des lieux dressé, comment parvenir à augmenter la quantité de carbone présent dans les sols de la région ? C’est ici que les agriculteurs et leurs pratiques entrent en jeu. Parmi toutes les solutions identifiées, il convient de trouver celles qui conviennent le mieux aux acteurs agricoles et qui sont les plus efficaces selon le type de sol et le climat.
L’IRD et ses partenaires testent les différentes approches en comparant des parcelles gérées de façon conventionnelle et celles où de nouvelles pratiques sont instaurées. Parmi celles-ci se trouvent l’agriculture de conservation qui encourage un travail minimum du sol ; l’agroforesterie qui consiste à associer des arbres aux cultures ; les apports d’amendements organiques ou encore la couverture du sol et la rotation des cultures.
Le choix des plantes cultivées peut également avoir un impact. Vincent Chaplot, pédologue à l’IRD, est un partenaire de longue date des chercheurs sud-africains. Menant de nombreux projets sur le sujet, ils ont récemment analysé des données mondiales afin de déterminer quelles cultures permettaient de stocker plus de carbone dans les sols. Résultat : maïs, seigle et riz mènent la course. « Ces plantes transfèrent une plus grande proportion de carbone dans le sol que le blé et l’orge par exemple. Nous pensons que cela est dû à l’étendue de leur réseau racinaire, » explique le scientifique.
Au Kenya et au Zimbabwe, les chercheurs mènent des expérimentations pour mieux comprendre les processus de stockage du carbone liés aux amendement organiques ou à l'agriculture de conservation. Dominique Masse est spécialiste des sols et coordonne le projet DSCATT, en cours sur ces 2 sites : « Nous collaborons avec les partenaires locaux et autres instituts internationaux sur ces expérimentations de long terme, afin de développer des modèles mathématiques et informatiques. Ces modèles nous permettent de simuler le fonctionnement du système sol-plante et de mieux prédire l’influence des changements mis en place par les agriculteurs sur le stockage de carbone dans leur sol. »
En Afrique du Sud, la solution pour piéger le carbone pourrait bien venir des pâturages, qui ne couvrent pas moins de 50% de la surface de ce grand pays. Les stocks des sols y ont été fortement dégradés par leur mauvaise gestion. Avant, les animaux se déplaçaient pour brouter, mais l’Homme les a forcés à se cloisonner et a commencé à brûler les prairies. Cela a fortement appauvri le sol et a entrainé d’importantes émissions de gaz à effet de serre. « Les agriculteurs sud-africains peuvent mettre en place le pâturage intensif éphémère, c’est-à-dire faire passer une grande quantité d’herbivores sur les prés, sur de courtes périodes, de façon à maximiser l’activité des plantes. Nous estimons que cela permettrait d’accroitre le stock de carbone de 35 pour mille par an, bien au-delà des 4 pour 1000 recommandés », estime Vincent Chaplot.
Le choix des espèces et le pâturage intensif éphémère font ainsi partie des solutions étudiées par l’IRD et ses partenaires en Afrique Australe, de l’Est et dans l’océan Indien, aux côtés de l’apport en matière organique. A Madagascar notamment, les différentes pratiques sont évaluées afin de trouver la ou les solutions idéales. Une étude récente a montré que l’apport en matière organique, comme le fumier ou le compost, a été très efficace sur les sols de la grande île. Alain Albrecht est basé à la Réunion : « Nos mesures montrent que plus on apporte du carbone au sol, plus il sera capable d’en stocker. Cela nécessite que les agriculteurs puissent se procurer ou produire eux-mêmes du fumier. C’est une solution qui fonctionne mais il faut raisonner à l’échelle du territoire pour pouvoir la mettre en place à grande échelle et à moindre coût. »
Les différents outils ainsi mis en place par les chercheurs et leurs partenaires ont pour vocation d’appuyer les décisions des acteurs impliqués dans ce domaine, en leur permettant de choisir le meilleur compromis parmi les multiples solutions proposées.
Travailler ensemble et s’adapter au contexte
Nous l’avons vu, de multiples solutions existent et les sols de la région n’ont bientôt plus de secrets pour les chercheurs. Mais le contexte climatique, social, économique et politique joue un rôle crucial dans le changement des pratiques agricoles. Si un sol riche en carbone est un sol plus fertile, améliorant ainsi la sécurité alimentaire d’un territoire, des logiques de court terme prévalent parfois.
Comment améliorer ses pratiques agricoles alors que les sécheresses sont des plus en plus fréquentes ? Pourquoi un agriculteur changerait d’espèce cultivée si ces clients n’achètent que l’espèce actuelle, au prix habituel ? Comment se procurer du fumier sans accès à des terres disponibles ou à de l’argent liquide ? La prise en compte de ce contexte est la clé du succès des politiques de séquestration de carbone.
Retour en Afrique du Sud, où l’IRD et ses partenaires étudient les scénarios possibles pour atteindre l’objectif de 4 pour 1000, tout en tenant compte du changement climatique et de la limitation des ressources en eau. « En associant certaines espèces, il est possible de produire des résultats gagnant-gagnants, à la fois pour la séquestration du carbone et pour la production de céréales et de biomasse, tout en utilisant le minimum d’eau. Nous testons et comparons des cultivars existants de maïs, de blé de printemps, de sorgho et de millet perlé de différentes régions d’Afrique du Sud, » raconte Vincent Chaplot.
Pour réussir le pari de la séquestration du carbone, il est également essentiel de travailler en concertation avec tous les acteurs concernés : agriculteurs, décideurs locaux et nationaux, populations locales. Le projet DSCATT permet aux chercheurs de partir à la rencontre des agriculteurs kényans et zimbabwéens lors d’enquêtes sociologiques et d’ateliers participatifs. L’objectif : comprendre leurs contraintes, leurs coutumes et élaborer des scénarios collaboratifs associant une meilleure productivité des terres au stockage du carbone.
A La Réunion, l’accent est mis sur la mise à disposition d’outils d’aide à la décision des acteurs politiques. « L’accord de Paris et les Plans Climat Air Energie Territoriaux (PCAET) en France imposent d’avoir une stratégie claire de réduction des gaz à effet de serre et de séquestration du carbone. Les scientifiques préparent des outils clairs et intuitifs pour assister les décideurs dans cette stratégie. » explique Alain Albrecht. Le futur projet SEQCOI verra ainsi la création d’un groupe d’experts juniors, alliant instituts de recherche et institutions publiques, à la Réunion, Madagascar et Rodrigues. Les acteurs politiques auront également accès à un outil où ils pourront tester différents scénarios d’usage des sols sur leur territoire.
Mener des recherches sur la séquestration de carbone implique enfin de former les parties prenantes locales, qui connaissent parfaitement les contraintes locales. Les chercheurs et les organismes de formation locaux élaborent de nombreux modules de formation destinés aux agriculteurs, aux décideurs et aux chercheurs. A Madagascar, l’IRD a contribué au développement du laboratoire des radio isotopes, il y a plus de 15 ans. À la suite d’un projet sur les puits de carbone sur l’île, une équipe s’est installée à l’Université de Madagascar. Depuis, des dizaines de doctorants, aujourd’hui chercheurs ou décideurs, sont devenus spécialistes des sols et du carbone et forment la génération qui leur succédera.
Les régions d’Afrique de l’Est, d’Afrique Australe et de l’océan Indien constituent ainsi des terrains d’expérimentation multiples pour tester et mettre en place des mesures favorisant la séquestration du carbone dans les sols. L’IRD et ses partenaires estiment que les sols ont un rôle à jouer dans la région pour atténuer le changement climatique, adapter l’agriculture locale à ce réchauffement global, et assurer la sécurité alimentaire des populations.
Cependant, les émissions de gaz à effet de serre sont bien trop importantes à l’heure actuelle. La lutte contre les changements climatiques doit également comprendre la diminution de ces émissions, car les sols ne pourront pas tout absorber.