Ce projet propose d’aborder les migrations au/depuis le Liban par les cultures matérielles : une équipe de chercheuses et chercheurs libanais et français s’intéresse ainsi à la circulations d’objets, produits et artefacts pour en dresser les itinéraires et les rapporter aux individus et groupes qui les fabriquent, les acheminent et se les transmettent.
Le Liban est un important carrefour migratoire qui se caractérise par un double mouvement : lieu d’émigration de longue date, il est également depuis au moins un siècle, un pays d’accueil pour des populations de diverses origines. Ces mobilités produisent des effets sociologiques et anthropologiques sur les territoires urbains et les relations sociales ; elles entrainent la constitution d’appartenances et de mémoires communautaires, nationales et diasporiques inter et intra générationnelles, souvent cristallisées autour de marqueurs identitaires matériels et symboliques. La succession de crises qui frappent le petit État depuis 2019 n’a fait que renforcer cette tendance, et de nombreux libanais quittent le pays pour des durées plus ou moins variables, souvent en actionnant des ressources diasporiques, tandis que les migrants et réfugiés représentent encore le quart de la population nationale (Kfoury & Puig, 2017).
Dans ce contexte, une équipe de chercheuses et chercheurs libanais et français propose d’étudier depuis le Liban la vie sociale des choses (Appaduraï, 1986, Henare et al., 2007) ; c’est-à-dire de s’intéresser à la circulations d’objets, produits et artefacts pour en dresser les itinéraires et les rapporter aux individus et groupes qui les fabriquent.
Si l’extraversion libanaise, se manifeste dans les cultures matérielles, alors il est nécessaire de les étudier, comme autant de signes et de conséquences de circulations internationales ou transnationales passées, présentes et diversement actualisées et les situant les choses au sein de faisceaux de relations sociales.
Cette recherche se place ainsi à la fois dans la lignée des travaux sur les objets de la migration (Alexandre-Garner & Loumpet-Galitzine, 2020, Burell, 2008) et dans celle des études sur la circulation des objets (Lesourd, 2019, Tastevin, 2015, programme ANR « La vie politique de marchandises, 2014-2018 » ). Nous proposons ainsi sept terrains qui chacun porte sur un ou plusieurs éléments matériels dont il s’agira d’établir la biographie sociale et d’observer l’insertion au Liban pour comprendre comment ils médiatisent des relations entre des personnes et des groupes.
Le projet « matières à relation » a pour objet d’initier une série de recherches sur les aspects matériels des mobilités vers et depuis le Liban. Il s’inscrit dans les axes « circulations » et « citadinités globales » du GRIP puisqu’il porte à la fois sur les circulations des choses et les relations qu’elles provoquent entre les hommes et les groupes, et sur les formes et effets de ces rencontres sur le métabolisme urbain. Porté par deux laboratoires de l’Université de Paris (URMIS et CEPED, Nicolas Puig et Lama Kabbanji), il réunit des chercheuses et chercheurs de différentes institutions au Liban (Université libanaise et Université Saint Joseph) et en France (IHU Montpellier et Université de Montpellier).
Organisation des terrains
Chaque terrain/chantier est sous la responsabilité d’un ou plusieurs membres de l’équipe qui en sont des spécialistes. Mais l’ensemble de l’équipe est susceptible d’intervenir sur chacun des chantiers, les enquêtes étant collaboratives, les terrains transversaux et les approches interdisciplinaires. En effet, les membres de l’équipe appartiennent à différentes disciplines que nous tacherons de faire dialoguer au sein de chacun des terrains (sciences sociales – anthropologie, sociodémographie, linguistique, économie, géographie – psychiatrie, architecture). La dimension collaborative concerne l’équipe dans son ensemble mais également les étudiants de masters et doctorats des Universités libanaises (Institut des sciences sociales et architecture-urbanisme) et Saint Joseph (Master de socio-anthropologie). Du point de vue méthodologique, certains membres de l’équipe développent des approches visuelles et sonores. Nous comptons mobiliser ces outils audio-visuels à la fois comme support méthodologiques (Kassatly, Puig, Tabet, 2016 et Kabbanji, 2021 ) ou pour travailler sur les relations aux espaces urbains à travers les perceptions sonores (Battesti et Puig, 2017 ), et comme moyens de restitutions.
Terrains de recherche
- Terrain 1. Liban, Algérie, France. Clés et papiers [clé des maisons palestiniennes et syriennes et papiers d’identité des Syriens
Responsables : Hala Abou Zaki (post-doctorante à Oxford Brookes University) et Antoinette Habib (doctorante, Université de Paris, en codirection avec Agnès Defoor, professeure à l’Université libanaise)
Ce terrain consiste tout d’abord à comprendre les ressorts de l’apatridie des enfants syriens au Liban, puisqu’une partie d’entre eux n’est pas déclarée. Dans ce cadre, le projet sera orienté plus particulièrement sur les différents papiers que recueillent ou tentent de le faire les familles syriennes en relation avec des stratégie d’enregistrement ou de non enregistrement des enfants auprès des différentes institutions (État libanais, HCR, associations religieuses, etc.). Il s’intéressera également aux différents actes démontrant une propriété et à la clé de la maison laissée lors du départ, que les personnes emmènent avec elles et qui circulent d’un lieu à un autre, mais également, selon la temporalité de l’exil, d’une génération à l’autre. Pour analyser ces circulations et transmissions, nous partirons des exils palestinien et syrien se déployant sur des temporalités différentes (dans le premier cas, depuis la fin des années 1940 et dans l’autre à partir de 2011), la clé et les papiers revêtent des sens différents, du moins sur le plan politico-symbolique et pratique. Il s’agit donc de suivre et retracer la circulation de ces objets à partir de leur circulation dans les mondes méditerranéens, notamment au Liban, en Algérie et en France où vivent, dans des proportions certes inégales, des Palestiniens et des Syriens. À partir de ces objets, ayant une forte portée symbolique et légale selon les cas, nous retracerons l’histoire et les liens familiaux et interrogerons les liens aux différents espaces.
- Terrain 2. Liban, Europe. Anxiolytiques [médicament, relations sociales, pénurie et marché parallèle]
Responsable Hala Kerbage, cheffe de clinique associée des Universités, CHU Saint-Eloi de Montpellier), Aline Hajj (Faculté de pharmacie, Université Saint Joseph) et Nicolas Puig
Au Liban, les anxiolytiques de type benzodiazépine (Xanax, Valium, Lexotanil, …) constituent une classe de médicaments dont la pénurie risque de provoquer des symptômes de sevrage et de manque chez des usagers réguliers. En effet, substances fortement addictives, les benzodiazépines sont consommées de manière très fréquente au Liban, et ce même avant la crise actuelle. Ce chantier porte sur l’exploration de la circulation des benzodiazépines dans la population libanaise et migrante, en recherchant les modalités d’accès et d’utilisation de ces substances. Plus spécifiquement, nous étudierons les rapports des usagers avec le cadre réglementaire de dispense des benzodiazépines, les moyens de le contourner, ainsi que les logiques éventuelles de stockage. Nous chercherons à savoir comment la crise actuelle a modifié ces dynamiques et ce rapport aux benzodiazépines et quelles sont les stratégies mises en place par les usagers pour pallier à la peur de la pénurie.
- Terrain 3. Liban, Bangladesh, Éthiopie. Produits ethniques [économie et filière ethnique, poissons de rivières, légumes asiatiques]
Responsables : Assaf Dahdah (CNRS, Art-Dev), Loubna Dimachki (Université libanaise), Elsa El Hachem Kirby (Université libanaise), Nicolas Puig (IRD, URMIS).
Depuis 20 ans l’économie commerciale dite ethnique s’est développée et complexifiée au Liban, plus particulièrement à Beyrouth. Certains quartiers sont devenus des centres de redistribution et de consommation fréquentés par les populations originaires d’Éthiopie, des Philippines et du monde indien qui trouvent les produits importés. Des produits agricoles exotiques sont également cultivés au Liban, notamment des légumes composant la gastronomie bangladaise alors écoulés sur les marchés. Une approche anthropo-linguistique sera mobilisée dans le prolongement des travaux entrepris sur les interactions entre installés arabes et migrants asiatiques à travers la médiation des produits, tandis qu’une recherche spécifique concernera les coiffures éthiopiennes réalisées dans les salons de coiffure qui se sont disséminés dans le pays depuis une quinzaine d’année.
L’économie ethnique implique un grand nombre d’acteurs et met en relation différents espaces et connecte le Liban à un système mondialisé d’échanges par le biais des filières d’exportation et d’importation. Elle participe à la transformation des espaces urbains dans lesquels elle se déploie. Nous chercherons à comprendre le fonctionnement de cette économie à partir des territoires concernés, à une échelle locale et internationale.
- Terrain 4. Liban, France, Méditerranée. Conteneurs maritimes [transport maritime, port, frontières, normes]
Responsables : Nizar Hariri (Observatoire Universitaire de la réalité socio-économique, Université Saint Joseph), Lama Kabbanji (IRD).
En s’intéressant à la circulation des conteneurs transportant des marchandises entre Beyrouth et Marseille, cette recherche vise à analyser les formes et les effets de cette circulation, ainsi que les relations sociales qui se jouent autour. Les ports ont longtemps constitué des postes d’observation privilégiés pour retracer les flux mondiaux du commerce et pour étudier comment différents univers de l’échange se touchent et s’interpénètrent : échange entre villes différentes, entre ports différents, et surtout entre le port et la ville. Encore plus que le port, le conteneur est l’espace-limite qui définit et permet le rapport entre ceux qui travaillent sur mer et ceux qui travaillent sur terre, entre objets qui viennent de loin et objets qui partent d’ici, entre le local et le global.
- Terrain 5. Liban, France, Canada. Maté et café [marqueurs matériels de l’identité druzes, support des sociabilités syriennes en exil]
Responsables : Lubna Tarabay (institut des sciences sociales, université libanaise), Houda Kassatly (associée au CEMAM, USJ), Antoinette Habib (doctorante Université de Paris).
Ce terrain s’intéresse à deux produits au cœur des sociabilités des groupes, le maté pour les druzes et le café pour les réfugiés syriens. Au-delà de la substance et des contextes de son usage, ce terrain cherche à approcher les marqueurs d’une certaine intimité culturelle (Herzfeld, 2005 ) dans la diaspora. Dans leur migration, ces réfugiés tentent de transposer dans le pays d’accueil et en dépit de toutes les barrières qui se dressent devant la réalisation de ce dessein, les usages de leur quotidien, leur mode de vie et leurs valeurs. Il s’agit de voir comment cette règle d’accueil se manifeste dans des conditions nouvelles, des espaces plus réduits, des habitats sommaires, une population hôte parfois réfractaire à leur présence… et d’étudier les enjeux de ce changement.
- Terrain 6. Beyrouth, Tripoli, Dubai, Bruxelles, fripes et vêtements usagés [commerce, précarité, valeur, désir, récupération]
Responsable : Emmanuelle Durand (doctorante IRIS, EHESS)
Plus de 150 000 tonnes de vêtements usagés sont importés au Liban chaque année (source : FabricAid). Remonter la filière de la matière détritique usagée nous permettra de documenter l’épaisseur historique de son ancrage socio-spatial autour de la diaspora syro-libanaise et la place qu’occupe le Liban dans l’économie mondialisée de la fripe (Sandoval-Hernandez, Rosenfeld & Peraldi, 2019 ). En s’intéressant aux circulations spatiales, sociales et symboliques de cette marchandise déqualifiée et à bas coûts, ce chantier interroge les formes de ré- attribution de la valeur (marchande, sociale et symbolique) du textile usagé. Partant d’un état des lieux du paysage de la bâleh (vêtements usagés) à Beyrouth, nous proposerons un détour historique afin d’éclairer les dynamiques qui, aujourd’hui encore, associent la fripe à un commerce de la misère attaché à des formes de pauvreté, de souillure (Douglas, 1966 ), d’étrangeté, d’informalité, voire d’illégalité. Pourtant, l’état des lieux du paysage commercial de la bâleh témoigne d’une multiplication et d’une diversification de l’offre marchande. À la lumière d’un contexte de crise écologique et économique qui tend à valoriser les pratiques de récupération, nous interrogerons les différents régimes d’engagement, de valeurs et de désirs dans lesquelles s’inscrivent les pratiques actuelles et ce que cela crée en matière de relations sociales et de localités partagées.
- Terrain 7 Liban, Afrique de l’Ouest, générateur électrique [Transactions socio-économiques, diaspora, quotidienneté]
Ancré dans les pratiques et le paysage urbain depuis la fin de la guerre civile, le générateur constitue pour les Libanais une expérience de la vie quotidienne (Ghanem, 2018 ), mais aussi un objet de transactions et de régulations, mobilisé par les usagers comme un palliatif aux coupures drastiques imposées par Électricité du Liban. 84% des ménages libanais recourent ainsi aux générateurs (ACS, 2020 ), que cet usage soit individuel ou collectif avec le commerce des abonnements aux générateurs de quartier. Bien qu’illégal, ce commerce assure aux entrepreneurs ayant investi dans les générateurs diesel un profit important.
Le générateur est aussi ancré dans des relations de partage, de négociation ou de domination à l’échelle locale, nationale et internationale. Entre jeux de pouvoir et de régulation à l’échelle locale entre les habitants, la municipalité et les fournisseurs privés, et défense des intérêts de ces derniers mais surtout des importateurs de fioul et de générateurs à l’échelle nationale, le générateur fait l’objet de tractations et controverses économico-politiques importantes au Liban. Enfin, la diaspora libanaise notamment présente en Afrique de l’Ouest a su tirer profit de la structuration d’une compétence et d’une filière libanaise en la matière, et tient une part conséquente du commerce de revente des générateurs dans certains pays où le réseau étatique fait défaut (Rateau & Choplin, 2020 ).
Il s’agit ainsi dans ce projet d’observer les relations, pratiques et échanges qui se dessinent et se transforment à diverses échelles et un prisme de la matérialité du générateur et du fioul qui l’alimente.
Responsable : Alix Chaplain (Sciences-po)
Équipe :
- Hala Abou Zaki (post-doctorante à Oxford Brookes University)
- Alix Chapelain (Sciences-po)
- Assaf Dahdah (CNRS, Art-Dev) Antoinette Habib (doctorante, Université de Paris)
- Jinane Diab (architecte, doctorante Université Libanaise, Ensa Grenoble)
- Loubna Dimachki (Université libanaise)
- Emmanuelle Durand (doctorante IRIS, EHESS)
- Elsa El Hachem Kirby (Université libanaise)
- Nizar Hariri (Observatoire Universitaire de la réalité socio-économique, Université Saint Joseph)
- Lama Kabbanji (CEPED, Université de Paris)
- Houda Kassatly (associée au CEMAM, USJ)
- Hala Kerbage, cheffe de clinique associée des Universités, CHU Saint-Eloi de Montpellier)
- Nicolas Puig (IRD, URMIS)
- Michel Tabet (associé CEPED, URMIS, IRD)
- Lubna Tarabey, Université libanaise